Dans notre milieu, nous connaissons bien Nicole Turbé Suetens. Cela faisait un bout de temps que l’on avait pas parlé du télétravail ensemble. Elle a accepté cet interview par email !
Nicole, quel est votre parcours ?
Un parcours fait de mouvement et de beaucoup d’international à partir d’une formation en école de commerce et d’un DEA en théorie des organisations.
Beaucoup d’années de consulting : d’abord en indépendant, ensuite dans le cadre de mon parcours chez IBM et finalement depuis la création de Distance Expert en 1996.
Le parcours récent s’est dessiné naturellement à partir de l’expérience de la mise en place des premiers bureaux partagés chez IBM en 1994 et ma participation à la première mission gouvernementale sur le télétravail en 1993/1994.
IBM France était pionnière et tout le monde sait que les évolutions d’organisation dans cette entreprise restent un exemple de progrès.
Donc, outre des actions de conseil, je me suis également impliquée dans les projets européens de recherche sur le sujet et je suis devenue expert auprès de la Commission Européenne.
Le télétravail est un sujet qui me passionne depuis des années car je me demande comment on peut continuer à travailler de manière aussi traditionnelle en appliquant de manière aussi étroite le mot de subordination qui découle du contrat de travail alors qu’il y a tant de possibilités offertes pour travailler dans de meilleures conditions et mieux gérer ses équilibres de vie.
Votre cabinet Distance Expert intervient depuis combien de temps dans le domaine du télétravail ?
Depuis sa création en 1996, il connaît donc parfaitement l’étrange histoire française du télétravail ainsi que les réalisations sur le plan européen et dans le monde.
En ma qualité de présidente de l’A.F.T.T. entre 1997, année de la création de l’association, et 2004 lorsque j’ai démissionné et me suis complètement retirée de cette association, j’ai eu l’occasion de sillonner la France pour faire connaître la réalité du télétravail.
Cela a soulevé beaucoup d’intérêt ; mais peu de résultats tangibles.
De même l’organisation de la 9ème assemblée européenne du télétravail à Bercy en 2002, n’a pas été capable de déclencher un intérêt suffisant dans ce pays pour que le secteur public s’intéresse sérieusement à la chose.
Quels sont les principaux dispositifs que vous avez mis en place ou sur lesquels vous êtes intervenu ?
La mise en place de pilotes dans quelques grandes entreprises et surtout un travail sur les aspects sociaux et juridiques a une époque où il n’y avait pas d’accord interprofessionnel comme aujourd’hui.
La participation à des groupes de travail et de réflexion pour faire « avancer le sujet » et surtout aussi la participation au groupe de travail animé par le Forum des droits sur l’internet dont le rapport remis en décembre 2004 au ministre du travail a été utile aux partenaires sociaux pour transposer l’accord cadre européen en accord national interprofessionnel en juillet 2005.
Outre des publications, j’ai également dirigé un consortium dans le cadre du projet européen e3Work dont la mission a été de transmettre une méthodologie de mise en œuvre du télétravail dans les organisations dans 5 pays d’Europe de l’Est.
Entre ce que vous disiez en 97 et 10 après, un premier bilan ?
Le bilan est plutôt triste et décevant, car en réalité je continue à dire la même chose ; à ceci près qu’il y a des choses qu’il était peut-être difficile d’admettre en 1997 car la technologie n’était pas aussi performante et accessible et qu’il est anormal de devoir encore dire aujourd’hui.
Je suis triste pour ce grand nombre de salariés qui souhaitent pouvoir travailler autrement et qui me demandent : comment convaincre mon manager ?
Tout le problème de cette France drapée dans les bienfaits de la hiérarchie et son incapacité à faire confiance à un subordonné, à partir d’objectifs mesurables parfaitement définis.
Nous savons tous que sur ce sujet le mal français est culturel et que nous n’avons pas encore en nombre suffisant des managers qui ont compris que l’acte de management n’est pas un acte de contrôle visuel.
Quelles sont vos 10 recommandations pour une entreprise souhaitant mettre en place le télétravail pour ses salariés ?
Voici les trois principales :
considérer qu’il s’agit d’un projet stratégique qui doit être bénéfique pour toutes les parties,
impliquer les partenaires sociaux dès le début du projet,
communiquer intensément et de manière transparente.
Quelles sont les choses à ne pas faire ?
Ignorer ce que je viens de dire et se voiler la face derrière le terme fourre-tout de mobilité.
Existe-t-il un droit applicable au télétravail ?
Oui, puisqu’il y a un accord national interprofessionnel et qu’il existe un début de jurisprudence qui permet de très bien cadrer ce qu’il faut faire et met en garde contre les abus ou négligences.
Que reste-t-il à faire pour que le télétravail salarié se développe ?
La seule chose est que les « patrons » en veuillent et comprennent que le monde change et que les salariés aspirent à un autre type de vie et de relation au travail.
Qu’ils intègrent que le télétravail mis en place avec rigueur et méthode est source de motivation et de productivité.
Qu’ils considèrent le télétravail comme un objectif stratégique dont les résultats doivent être mesurables.
Quel est le top 10 des entreprises utilisant des télétravailleurs salariés (en termes de nombre de salariés), en France, en Europe, et ailleurs ?
Impossible à dire en France où le mot « télétravail » reste un peu bêtement rejeté du vocabulaire et où l’on pense que parler de mobilité est plus noble et fait preuve de progrès.
Quant au reste de l’Europe, le sujet n’est plus à l’ordre du jour dans ces termes.
La chose ne fait d’ailleurs plus partie du 7ème programme « cadre de recherche et développement » parce qu’il est considéré que le sujet a été traité et que tout existe pour mettre en œuvre et appliquer. Ce qui est vrai.
Donc, on passe à une autre étape qui est celle des organisations qui vont de l’avant et ne s’arrête plus à ce détail ; mais regardent d’une manière beaucoup plus globale quels sont les critères d’organisation incontournables pour être compétitif et rester un acteur majeur sur le marché mondial.
Disons simplement que les entreprises qui se développent dans un environnement de négociation sociale permanente et ouverte prennent une longueur d’avance. Sur ce sujet, la France a besoin de se remettre en cause.
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